Contexte
En 2016, la CSC a grandement restreint l’accès à la rectification, une réparation en equity semblable à l’annulation qui permet aux contribuables de demander la correction d’une erreur ayant mené à des conséquences fiscales imprévues et défavorables, dans les arrêts Canada (Procureur général) c. Hôtels Fairmont Inc., 2016 CSC 56, et Groupe Jean Coutu (PJC) inc. c. Canada (Procureur général), 2016 CSC 55. La CSC a statué que dans ces affaires, l’entente en cause ne pouvait être rectifiée pour éviter les conséquences fiscales indésirables. Selon la CSC, la rectification se limite à la correction d’instruments écrits qui ne reflètent pas les véritables intentions des parties; si les ententes reflètent l’opération voulue par les parties, alors les parties devraient être assujetties à l’impôt en fonction de ce qu’elles ont convenu de faire et non de ce qu’elles auraient pu faire ou ce de qu’elles pourraient souhaiter avoir fait. Toutefois, la Cour a déclaré qu’en présence d’éléments de preuve extrinsèques démontrant que le libellé de l’entente juridique conclue par les parties ne reflète pas leurs intentions initiales, alors la rectification pourrait tout de même être accessible.
L’annulation est une réparation en equity, distincte de la rectification, visant à annuler une opération, à la déclarer nulle ou à y mettre fin de façon rétroactive dans les cas où l’erreur commise par les parties est d’une gravité telle qu’il serait inadmissible, injuste ou inéquitable de ne pas la corriger. Une ordonnance d’annulation a pour effet d’annuler l’opération et de remettre les parties dans l’état où elles étaient avant cette opération.
Bien que l’annulation n’ait pas été expressément mentionnée dans les arrêts de 2016, la CSC a désormais fermé la porte à l’utilisation d’une autre réparation en equity pour éviter des conséquences fiscales défavorables.
Faits
L’affaire porte sur la mise en œuvre d’un plan fiscal dont l’un des objectifs était de protéger l’actif d’une société d’exploitation (Opco) des créanciers sans qu’il y ait d’impôt sur le revenu à payer. Le plan tirait avantage de la règle d’attribution prévue au paragraphe 75(2) de la Loi de l’impôt sur le revenu1 (la « LIR ») et de la déduction de dividendes intersociétés prévue au paragraphe 112(1).
Sommairement, le plan prévoyait la création d’une nouvelle société de portefeuille (Gesco) et d’une fiducie familiale, dont Gesco serait bénéficiaire. Gesco a d’abord acheté des actions d’Opco, puis les a vendues à la fiducie familiale. Au cours des années d’imposition 2008 et 2009, Opco a versé des dividendes à la fiducie familiale. Le revenu de dividendes a été déclaré comme étant attribué par la fiducie à Gesco en vertu du paragraphe 75(2), et Gesco a demandé une déduction à l’égard de ces dividendes en application du paragraphe 112(1). Ainsi, un revenu a été transféré d’Opco à la fiducie, puis attribué à Gesco sans qu’aucun impôt sur le revenu ne soit payé. La fiducie pouvait ensuite distribuer ce revenu à ses bénéficiaires libre d’impôt.
Au moment de l’élaboration du plan, pour beaucoup de fiscalistes et pour l’Agence du revenu du Canada (l’« ARC »), la règle d’attribution du paragraphe 75(2) s’appliquait à la personne qui transférait un bien à une fiducie lorsque cette personne était aussi bénéficiaire de celle-ci, peu importe la méthode du transfert du bien à la fiducie (par vente ou par don). Le plan fiscal d’Opco était partiellement fondé sur cette pratique administrative de l’ARC à ce moment.
Toutefois, en 2011, la Cour canadienne de l’impôt (la « CCI ») a adopté une interprétation plus étroite du paragraphe 75(2) dans l’affaire Sommerer2, en concluant que la règle d’attribution ne s’appliquait pas lorsque le bien en question a été vendu à une fiducie, plutôt que donné ou affecté à la fiducie. La décision Sommerer3 a été confirmée par la Cour d’appel fédérale (la « CAF ») en juillet 2012. L’interprétation du paragraphe 75(2) adoptée dans Sommerer était contraire à la position administrative de longue date de l’ARC.
Par suite de la décision dans Sommerer, l’ARC a établi de nouvelles cotisations à l’égard des déclarations de revenus de 2008 et de 2009 de la fiducie familiale Collins au motif que les dividendes versés par Opco à la fiducie familiale auraient dû être inclus dans le revenu de la fiducie, et non attribués à Gesco, car selon la décision Sommerer, le paragraphe 75(2) ne s’appliquait pas de façon à permettre l’attribution des dividendes à Gesco. L’ARC a également soutenu, à titre subsidiaire, que la règle générale anti-évitement (la « RGAE ») devrait s’appliquer de façon à inclure les dividendes dans le revenu de la fiducie puisque les opérations permettaient à celle-ci de retirer le surplus d’Opco sans payer d’impôt et qu’elles étaient contraires à l’esprit général de la LIR.
La fiducie familiale s’est opposée aux nouvelles cotisations et a demandé à la Cour suprême de la Colombie-Britannique (la « CSCB ») une ordonnance annulant les opérations ayant mené au versement des dividendes à la fiducie familiale au motif qu’une erreur avait été commise.
Décision de la CSCB
Le juge en chambre de la CSCB a d’abord relevé que les faits dans l’affaire Collins Family Trust étaient « pratiquement identiques » [traduction] à ceux d’une affaire précédente, Pallen Trust4, puisqu’il s’agissait dans les deux cas du même cabinet comptable et du même plan fiscal. Dans Pallen Trust, le juge a accordé l’annulation en raison d’une erreur, puisque, selon lui, il aurait inéquitable de ne pas le faire :
[57] [...] Un facteur déterminant en l’espèce est la compréhension générale commune par les fiscalistes et l’ARC relativement à l’application du par. 75(2) ainsi que ma conclusion selon laquelle l’ARC n’aurait pas cherché à établir de nouvelles cotisations pour la fiducie avant Sommerer. À mon avis, c’est cet aspect de l’affaire qui fait entrer celle-ci dans la sphère de l’iniquité5. [Traduction]
La décision Pallen Trust a par la suite été confirmée par la Cour d’appel de la Colombie-Britannique (la « CACB »)6.
Le juge en chambre s’est ensuite demandé si les arrêts Fairmont et Jean Coutu, tous deux rendus après Pallen Trust, avaient eu pour effet de miner Pallen Trust. Dans Fairmont, la CSC a précisé qu’une rectification ne corrige que des instruments écrits qui ne consignent pas correctement l’entente conclue entre les parties, et non pas des ententes dont la consignation fidèle dans un instrument a mené à un résultat fiscal indésirable ou par ailleurs imprévu. La CSC a conclu dans Jean Coutu que l’utilisation d’une réparation similaire en droit civil était restreinte de façon semblable.
Le juge en chambre s’est dit d’avis que les arrêts Fairmont et Jean Coutu étaient censés s’appliquer à toutes les affaires de nature fiscale en général. Il n’a pas été en mesure d’expliquer pourquoi différentes réparations en equity devraient donner des résultats radicalement différents. Il a ainsi conclu que Fairmont et Jean Coutu avaient considérablement miné la valeur de précédent de Pallen Trust. Malgré cela, le juge en chambre s’est estimé lié par le principe du stare decisis7. Il a donc suivi l’arrêt Pallen Trust et accordé l’ordonnance d’annulation demandée par les requérantes. La Couronne a interjeté appel de la décision devant la CACB.
Décision de la CACB
En appel, la CACB s’est penchée sur les trois questions en litige suivantes :
- Les arrêts Fairmont et Jean Coutu ont-ils miné Pallen Trust?
- Dans la négative, Pallen Trust peut-il être distingué de l’affaire en l’espèce étant donné qu’un plan fiscal semblable (dans l’affaire Fiducie Financière Satoma c. La Reine, 2017 CCI 84) a par la suite été considéré comme de l’évitement fiscal abusif contraire à la RGAE?
- Si rien ne permet de distinguer Pallen Trust de l’affaire en l’espèce, une autre réparation adéquate était-elle possible?
Premièrement, contrairement au point de vue du juge en chambre, la CACB a conclu que les arrêts Fairmont et Jean Coutu n’avaient pas miné les principes énoncés dans Pallen Trust. En d’autres termes, Pallen Trust faisait encore jurisprudence. La CACB a conclu que le juge en chambre avait interprété trop largement les deux arrêts de la CSC. Comme la rectification et l’annulation sont des réparations en equity distinctes servant des fins différentes et ayant des effets différents, la CACB ne voyait pas pourquoi les deux réparations en equity ne pouvaient pas donner des résultats différents. Selon la CACB, la rectification se limitait à des divergences évidentes entre les mots d’un document juridique et les intentions des parties, et ne tenait pas compte des conséquences. Par contre, pour ce qui est de l’annulation, les conséquences sont utiles pour évaluer la gravité d’une erreur. Alors que la rectification fait en sorte que les parties se retrouvent dans l’état qu’elles souhaitaient au départ (réalisation de leur plan fiscal), l’annulation a pour effet de ramener les parties à leur état initial (abandon du plan fiscal).
Deuxièmement, la CACB s’est dite d’accord avec le juge en chambre pour dire que l’affaire Collins Family Trust pouvait être distinguée de Satoma pour deux motifs : dans Satoma, les actions avaient été achetées par la fiducie à l’aide de fonds qui lui avaient été donnés, et le but principal des opérations était d’éviter le paiement d’impôt, tandis que dans Collins Family Trust, le juge en chambre a admis qu’il y avait deux motifs aux opérations : l’évitement fiscal et la protection contre les créanciers. Par conséquent, Pallen Trust ne peut pas être distingué de l’affaire qui nous occupe malgré Satoma.
Troisièmement, la CACB a conclu qu’il était inapproprié d’intervenir dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire du juge en chambre parce que les autres réparations possibles n’avaient pas été considérées comme étant réalistes. En ce qui concerne la possibilité d’un décret de remise en vertu de l’article 23 de la Loi sur la gestion des finances publiques, la CACB a indiqué qu’à la lumière de la position de l’ARC concernant la fiducie, il serait hautement improbable que le ministre du Revenu national recommande une remise de taxes. La CACB a ajouté que du fait que les conseils du cabinet comptable concordaient, au moment où ils ont été donnés, avec la position couramment prise, y compris par l’ARC, sur l’interprétation du paragraphe 75(2), une action pour négligence engagée contre celui-ci n’aurait probablement pas eu gain de cause.
Compte tenu de ce qui précède, la CACB a conclu qu’elle était liée par Pallen Trust dans l’affaire Collins Family Trust, tant sur le plan des faits que sur celui du droit, et l’appel a par conséquent été rejeté.
Arrêt de la CSC
Dans un arrêt à 8 contre 1, la majorité des juges de la CSC a accueilli le pourvoi de la Couronne et conclu que les tribunaux inférieurs avaient erré en adoptant l’annulation comme réparation en equity :
[7] […] L’equity n’a pas sa place en l’espèce, car il n’y a rien d’inique ou de par ailleurs inéquitable dans l’application d’une loi fiscale à des opérations librement entreprises. Il s’ensuit que l’interdiction d’une planification fiscale rétroactive, énoncée dans Hôtels Fairmont et Jean Coutu, devrait être interprétée largement et empêcher l’octroi de toute réparation en equity par laquelle une telle planification pourrait être réalisée, y compris une annulation.
Pour conclure que la position de la CACB voulant que l’equity pouvait remédier à une erreur fiscale était incompatible avec le droit interne, la CSC s’est d’abord penchée sur le principe limitatif fondamental de l’equity, soit le fait que l’equity a été établie pour atténuer les résultats découlant d’une common law inflexible et demander la réparation pour des raisons de « conscience » et de « plus grande équité ». La CSC a jugé que les conséquences fiscales défavorables étaient étrangères au domaine de l’equity, car il n’y avait rien d’inique ou d’inéquitable dans l’application ordinaire de lois fiscales à des opérations librement convenues. Elle a aussi souligné que s’il devait y avoir une réparation, « [ce serait] au Parlement, et non à un tribunal d’equity, de l’accorder ».
Le juge Brown, s’exprimant au nom de la majorité, s’est ensuite penché sur les principes du droit fiscal et a conclu que le principe bien établi dans Shell Canada Ltée c. Canada, [1999] 3 RCS 622, selon lequel, sauf disposition contraire de la loi, les contribuables sont imposés sur ce qu’ils ont convenu de faire et pas sur ce qu’ils auraient pu faire va dans les deux sens. En d’autres mots (au par. 16b) de l’arrêt), « [l]es contribuables ne devraient certes pas se voir refuser un objectif fiscal visé qu’ils devraient atteindre par l’application ordinaire d’une loi fiscale, mais cette proposition joue également dans l’autre sens : les contribuables ne devraient pas se voir conférer par les tribunaux un avantage que la même application ordinaire d’une loi leur refuse, uniquement sur la base de ce qu’ils auraient fait s’ils avaient su ».
Les conclusions de la majorité concernant l’absence de latitude en equity dans les affaires fiscales sont catégoriques (au par. 22) : « Les énoncés de principe […] ⸺ à savoir que les conséquences fiscales découlent de rapports juridiques, que les obligations des contribuables devraient être régies par l’application ordinaire des lois fiscales et eu égard à ce que les contribuables ont convenu de faire, et que les instruments juridiques ne peuvent être modifiés simplement parce qu’ils ont entraîné une obligation fiscale préjudiciable ⸺ sont catégoriques et ne s’appliquent pas que dans les cas où une rectification est demandée. En clair, ces énoncés sont d’application générale et empêchent complètement l’octroi d’une réparation en equity quand une telle réparation est sollicitée pour éviter une obligation fiscale non recherchée qui découle de l’application ordinaire de lois fiscales à des opérations librement convenues. Hôtels Fairmont et Jean Coutu ne peuvent faire l’objet d’une distinction sur le fondement de la réparation particulière demandée. »
Incidences
Maintenant que la CSC a clairement précisé que les principes pour accorder une réparation en equity énoncés dans Fairmont et Jean Coutu vont au-delà de la rectification et touchent l’annulation ainsi que toute autre réparation en equity pouvant être accordée par un tribunal en fonction de sa compétence inhérente, les contribuables et leurs conseillers doivent être prudents au moment de structurer leurs opérations – même s’ils s’appuient sur l’interprétation administrative que l’ARC fait de la LIR – car ils n’auront pas de deuxième chance si un tribunal conclut dans une autre affaire que cette interprétation était erronée. Il reste toutefois à espérer que si l’ARC a rendu une décision anticipée en matière d’impôt à l’égard d’un contribuable et qu’ensuite un tribunal juge dans une autre affaire visant un autre contribuable qu’une disposition de la loi pertinente devrait être interprétée différemment, elle ne cherchera pas à annuler sa décision et à établir une cotisation à l’égard du contribuable en se basant sur la nouvelle jurisprudence.
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[1] L.R.C. 1985, ch. 1 (5e supp.), dans sa version modifiée.
[2] Sommerer c. La Reine, 2011 CCI 212.
[3] Canada c. Sommerer, 2012 CAF 207.
[4] Re: Pallen Trust, 2014 BCSC 305.
[5] Ibid.
[6] Re Pallen Trust, 2015 BCCA 222.
[7] Le stare decisis est le principe juridique selon lequel les tribunaux inférieurs sont tenus de suivre les précédents des tribunaux supérieurs lorsqu’ils rendent leurs décisions. Dans l’affaire qui nous occupe, le juge en chambre a estimé qu’il devait suivre Pallen Trust même si les arrêts Fairmont et Jean Coutu de la CSC avaient miné sa valeur de précédent.