Transformation numérique du secteur médico-social : quel bilan et quels défis pour les années à venir ?

Alors que la 3ème vague du programme de financement ESMS Numérique a été lancée il y a quelques semaines, quel regard porter sur la transformation digitale du secteur et sur les défis qui restent à relever dans les prochaines années ?


En résumé :

  • 1,2 Md€ sont mobilisés par les pouvoirs publics pour la transformation du secteur médico-social, avec 18 000 structures déjà engagées dans l’acquisition d’un DUI
  • La généralisation des solutions numériques devra prendre en compte les spécificités d’un secteur hétérogène et multi-parties prenantes
  • La fluidification et la simplification des parcours restent au cœur des travaux à conduire

L’ambition des pouvoirs publics a indiscutablement permis de marquer un « premier essai »

Si les pouvoirs publics se sont impliqués dans la transformation numérique du secteur sanitaire depuis longtemps, l’année 2019 a constitué un véritable point de rupture pour les secteurs médico-social et social. Le lancement du programme ESMS Numérique et l’inscription des secteurs médico-social et social dans la feuille de route du numérique en santé ont marqué le coup d’envoi d’une véritable transformation pour ces secteurs. Depuis lors, les actions publiques se sont accélérées, avec des initiatives majeures et structurantes chaque année :

  • En 2019, avec la mobilisation exceptionnelle de plus de 600 M€ pour accompagner les structures sociales et médico-sociales dans l’acquisition d’un Dossier Usager Informatisé (DUI) dans le cadre du programme ESMS Numérique, piloté par la Caisse Nationale de Solidarité pour l’Autonomie (CNSA) ;
  • En 2020, lorsque la Caisse Nationale de Solidarité pour l’Autonomie a été choisie pour porter la 5ème branche de la Sécurité Sociale, lui permettant de disposer de moyens supplémentaires pour engager et mettre en œuvre les transformations et projets associés aux priorités stratégiques formalisées dans sa Convention d’Objectifs et de Gestion (COG) et son Schéma Directeur des Systèmes d’Information, notamment afin de développer de nouveaux services numériques nationaux pour supporter les activités de cette nouvelle branche ;
  • En 2021, au travers de la mise en œuvre des premières « Task Force » dédiées aux secteurs social et médico-social qui ont permis de mettre en exergue et d’adresser des irritants concrets lors du déploiement des usages des services socles sur le terrain (par exemple, l’obligation de conserver un recours important au papier car les premières versions des DUI n’étaient pas exhaustives) ;
  • En 2022, au travers de l’élaboration d’un cadre d’urbanisation sectorielle, permettant de proposer une trajectoire ambitieuse, holistique et lisible pour accompagner l’ensemble de l’écosystème dans sa digitalisation ;
  • En 2023, avec la généralisation du dispositif SONS (Système Ouvert et Non Sélectif) dans le cadre du Ségur du numérique aux structures sociales et médico-sociales, afin de les appuyer financièrement dans la montée de version de leur DUI et garantir leur conformité aux cadres du numérique en santé. Une enveloppe de 630 M€ est ainsi allouée à l’accélération de la transformation digitale du secteur.

Loin de n’être que des vœux pieux ou des effets d’annonce, chacune de ces initiatives a eu un impact important et concret pour les secteurs social et médico-social, qui ont vu leur transformation numérique avancer à grands pas. En effet, en ce qui concerne le champ des personnes âgées, des personnes en situation de handicap ou des acteurs du domicile :

  • 72% des solutions de DUI (sur les volets personnes âgées, personnes handicapées et Domicile) sont désormais référencées dans le cadre du Ségur Numérique ;
  • 18 000 établissements et services sociaux et médico-sociaux (sur une cible de 36 000) ont engagé l’acquisition d’un DUI dans le cadre du programme ESMS Numérique ;
  • Le nombre de structures qui alimentent le Dossier Médical Partagé et Mon espace santé a augmenté de 20% en un an, bien que moins de 5% des établissements sociaux et médico-sociaux aient réalisé aujourd’hui une telle alimentation.

Néanmoins, si ces premiers succès marquent un tournant dans le virage numérique des secteurs social et médico-social, de nombreux défis restent à relever pour finaliser la transformation numérique de ces secteurs et enclencher la boucle vertueuse de l’usage et de l’impact au bénéfice des populations ciblées.

La dynamique enclenchée doit être confirmée par la mobilisation de tous, afin de décliner une stratégie opérationnelle adaptée au secteur et de transformer ce premier essai sur le terrain grâce à des usages effectifs des services

Si des succès notables ont été obtenus au cours des trois dernières années en matière de mise en conformité des éditeurs ou d’acquisition de solutions de DUI par les ESSMS, les usages des services socles du numérique en santé sont encore trop peu développés. Une transformation numérique sectorielle s’inscrit obligatoirement dans un « temps long » ; les travaux conduits depuis plus de 20 ans dans le secteur sanitaire en sont une illustration marquante. Les chantiers de mise en conformité, d’acculturation au numérique en santé ou de prise en main opérationnelle des services doivent se poursuivre sans relâche dans une démarche collective qui prend pleinement en compte les spécificités des secteurs social et médico-social, de façon à garantir l’adéquation des solutions proposées et des cas d’usages envisagés avec les réalités de terrain rencontrées par les ESSMS.

Prenons, à titre d’exemple, l’amélioration de la sécurité des systèmes d’information qui est un enjeu majeur pour l’écosystème social et médico-social, dans un contexte de hausse continue des cyber-attaques conduisant à la divulgation de données personnelles, à l’affaiblissement économique des structures et à la détérioration de la qualité de l’accompagnement. Si la généralisation d’un hébergement agréé HDS a permis de limiter une partie des risques cyber, le niveau d’identification aux services est encore insuffisant. La généralisation de l’usage de Pro Santé Connect – imposée par la loi d’ici au 1er janvier 2026 – constitue une réelle opportunité d’améliorer le processus d’identification. Les travaux conduits visent ainsi à soutenir l’usage de Pro Santé Connect, tant au travers de la simplification du processus d’inscription des professionnels dans l’Annuaire Santé par les ESSMS qui deviendront « autorité d’enregistrement », que par la mise en conformité des éditeurs dans le cadre des vagues successives du Ségur Numérique. Néanmoins, les moyens d’identification électronique (MIE) aujourd’hui proposés restent pour partie inadaptés aux usages sur le terrain : la distribution d’une carte de professionnel de santé physique ne pourra être assurée pour l’ensemble des professionnels, et l’usage de sa version dématérialisée (e-CPS) repose sur l’utilisation d’un smartphone professionnel dont ne disposent pas – et ne disposeront vraisemblablement pas – tous les acteurs du secteur.  Aussi, l’émergence de nouveaux MIE homologués et intégrés dans Pro Santé Connect apparaît nécessaire et pourrait reposer, soit sur des solutions privées (à l’exemple des cartes agent promues par les principaux groupes de structures), soit sur une solution publique de référence accessible à l’ensemble des acteurs. À cet égard, la désignation des « Services Centraux », portail d’accès unique et sécurisé, de la CNSA comme MIE de référence pour le secteur médico-social constitue une option intéressante qui pourrait être approfondie.

Une autre illustration porte sur la gouvernance des secteurs social et médico-social. Actuellement, les Conseils départementaux jouent un rôle prépondérant dans le pilotage et la mise en œuvre des accompagnements sociaux et médico-sociaux sur les territoires. De ce fait, de nombreuses structures d’accompagnement sont juridiquement rattachées au Conseil départemental (maison départementale pour les personnes handicapées, service de protection maternelle et infantile, maison départementale de l'autonomie, etc.) et leur SI est totalement intégré au SI départemental, ce qui peut entraîner des difficultés dans le déploiement de services socles tels que la MSSanté ou l’INS, comme cela a pu être constaté lors de démarches pilotes portées par l’ANS. Ces structures sont au cœur de l’accompagnement des usagers par les services départementaux et doivent le rester. Mais elles doivent aussi être en mesure de déployer les services numériques socles développés pour rendre cet accompagnement plus efficient.

Ces exemples, loin d’être exhaustifs, soulignent les spécificités d’un secteur dans lequel le déploiement du numérique ne peut être simplement « calqué » sur les réalisations précédentes dans le secteur sanitaire. Le déploiement des services et des usages doit s’inscrire dans une dynamique propre, structurée autour de cas d’usage prioritaires et faisant la part belle à l’acculturation au numérique et à l’accompagnement des acteurs. Seule la mobilisation de tous les acteurs permettra de prolonger la dynamique enclenchée depuis quatre ans et de passer à la vitesse supérieure en faisant décoller significativement le taux d’usage effectif des services socles du numérique en santé. Pour autant, elle ne peut constituer l’alpha et l’oméga de la transformation digitale du secteur social et médico-social dans lequel l’usage des innovations numériques reste balbutiant.

La mobilisation collective de l'ensemble du secteur médico-social et social a permis une digitalisation accélérée qui peut faire figure de référence. Si les premiers résultats sont probants, la "bataille des usages" constitue le défi majeur : simplification des parcours, prise en compte des spécificités locales, accompagnement de terrain et innovation sont les maîtres mots pour parachever la transformation numérique du secteur.

L’innovation digitale et la simplification des parcours constituent les grands défis d’une deuxième mi-temps à venir

Si l’offre médico-sociale est aujourd’hui riche et permet de prendre en charge les différents types d’usagers (personnes âgées, domicile, personnes en situation de handicap, personnes en difficultés spécifiques, etc.), sa lisibilité et la fluidification des parcours demeurent des enjeux primordiaux, qui soulèvent de nombreux défis. Si nous retraçons le parcours d’un usager ou de son aidant, la première étape consiste à rechercher des information sur l’offre disponible, les conditions d’éligibilité, le coût et/ou le reste à charge, etc. Cela l’amène à se rendre sur une variété de portails d’information nationaux ou locaux mis à sa disposition. Il peut ensuite réaliser une demande d’admission via un téléservice (Module Usager de ViaTrajectoire, MDPH en ligne, Demande d’Aide à l’Autonomie, téléservices des conseils départementaux, etc.). Enfin, il peut éventuellement accéder à ses données de prise en charge et d’accompagnement depuis les portails proposés par les ESMS. Un véritable « parcours du combattant » que ne peuvent entreprendre que des usagers aguerris aux outils numériques !

La première vague du Ségur a permis d’identifier les fonctionnalités principales (agenda, documents de synthèse, etc.) devant être portées par les portails usager proposés par les ESMS, brique intégrante du DUI, pour autant ceux-ci restent encore peu développés. L’articulation et l’intégration de ces portails, dans le cadre d’un parcours plus global, clair, sans rupture d’ergonomie, et surtout sans besoin de réauthentification, est un défi auquel s’attèlent les pouvoirs publics. La place du proche aidant ainsi que des aidants numériques reste également à préciser dans un secteur où les usagers font face à un haut niveau d’illectronisme ou de perte d’autonomie. Il sera plus particulièrement nécessaire de définir les droits pouvant être délégués, ainsi que les modalités de gestion dynamique de cette délégation, par l’usager à son proche aidant (par exemple, la consultation du carnet de liaison) ou à son aidant numérique (par exemple la réalisation d’une tâche administrative au nom de l’usager). La traçabilité des délégations, des données consultées ou des démarches conduites par l’aidant au nom de l’usager représente  également un enjeu clé. Dans la mesure où de très nombreuses solutions sont confrontées à ces enjeux de délégation, l’émergence d’une solution nationale de gestion des aidants – et de leurs droits – constitue une opportunité à étudier plus en détails. Elle offrirait une solution digitale lisible et facile d’accès, qui pourrait capitaliser sur de premières initiatives telles que « Ma Boussole Aidant » ou « Aidant Connect », afin que l’ensemble des usagers soient en mesure de déclarer un proche aidant ou un aidant numérique.

Notons toutefois que la simplification des parcours n’est pas uniquement numérique, elle est également (et sans doute prioritairement) organisationnelle, avec une territorialité de plus en plus marquée. Les nombreuses réformes qui se sont succédées en ce sens (i.e. fusion des structures intervenant sur la coordination en Dispositifs d’Appui à la coordination (DAC), fusion des SSIAD et SAAD en SPASAD, création prochaine de services autonomie à domicile et de centres de ressources territoriaux, la préfiguration des Services Publics Départementaux de l’Autonomie (SPDA), etc.) œuvrent pour une simplification et un rapprochement des différentes structures de l’écosystème afin de replacer l’usager au cœur du système et de le rendre acteur de son parcours d’accompagnement et de prise en charge. Ce rapprochement ira de pair avec une amélioration de la coordination, qui pourra bénéficier de nouvelles solutions numériques.

L’innovation digitale – qui se matérialise par le recours à la télésanté, aux objets connectés et à l’intelligence artificielle – peut également contribuer à améliorer la qualité et favoriser la coordination de l’accompagnement.  Elle apporte de nombreuses opportunités à tous les stades du parcours d’accompagnement de l’usager : (i) dans le diagnostic de la perte d’autonomie (des premières applications expérimentales utilisant l’Intelligence Artificielle permettent d’automatiser l’analyse des tests de marche et de calculer le niveau de GIR – c’est-à-dire le groupe iso-ressources qui définit le niveau de perte d’autonomie, ou de risque de chute) ; (ii) dans l’accompagnement, via de nombreuses solutions de téléassistance favorisant le virage domiciliaire, ou encore le développement de l’utilisation d’objets connectés pour prévenir – voire réagir à –  des évènements adverses tels que la déshydratation ou les chutes, ou encore (iii) dans la coordination professionnelle – avec un partage d’information simplifié  et un renforcement de la liaison avec les professionnels médicaux, notamment en utilisant des outils de coordination ou de télésanté.

Si des résultats probants sont observés dans de premières expériences réalisées au sein de structures innovantes et digitalement matures, leur dissémination dans le secteur social et médico-social reste balbutiante (sans parler de leur généralisation), et ce pour un certaines nombre de raisons : elles ne constituent pas encore une « priorité » au regard des faibles capacités d’investissement du secteur, les modèles économiques des solutions innovantes doivent encore faire leur preuve, l’interopérabilité est insuffisamment développée, la fracture numérique est un frein qui touche particulièrement la population d’usagers de ces secteurs, etc.

 À cet égard, la puissance publique peut (et doit) encore accentuer son action pour faciliter le partage de données au sein de l’écosystème médico-social et social, favoriser l’intégration de solutions innovantes et optimiser les coûts d’investissement des structures. Une des spécificités du secteur médico-social et social est le grand nombre de structures (plus de 50 000 !) et la diversité des solutions de DUI proposées (plus de 70 !). La mise en conformité des solutions et l’amélioration du partage de données impliquent le développement de plusieurs douzaines d’API dédiées (avec des services socles tels que le DMP et la MSSanté, des services régionaux ou encore des solutions métier au niveau local) qui mobilisent fortement les éditeurs et ont un impact financier important pour les structures. La création d’un orchestrateur de données national – équivalent à une plateforme d’intermédiation nationale pour le secteur médico-social – constitue une réelle opportunité. Il permettrait d’exposer une API unique aux éditeurs de DUI et aux éditeurs de solutions innovantes leur permettant de s’interfacer avec l’ensemble des solutions connectées à cet orchestrateur. La puissance publique mobiliserait ainsi ses ressources pour accélérer l’interopérabilité au sein de l’écosystème et permettrait aux éditeurs de se recentrer sur leur cœur de métier et de développer de nouveaux services répondant aux besoins de terrain. Cet orchestrateur viendrait ainsi parachever la stratégie d’état plateforme promue historiquement par la feuille de route du numérique en santé tout en proposant une première brique nationale dédiée au secteur médico-social et à ses besoins propres. Si cette perspective a été entrouverte à l’occasion des travaux d’urbanisation sectorielle en cours, il reste encore beaucoup de chemin à parcourir pour « transformer » cette initiative en une plateforme déployée et utilisée au quotidien.


Ce qu'il faut retenir

Bien qu’engagée récemment, la transformation digitale des secteurs médico-social et social avance à un rythme accéléré, porté par la mobilisation collective des pouvoirs publics, des industriels et des structures. Cependant, les spécificités de ces secteurs doivent être prises en compte (multiplicité et diversité des acteurs, faible acculturation numérique, capacités d’investissement limitées, etc.) pour achever le plein déploiement et l’usage effectif des services socles du numérique en santé. Cette prise en compte pourra reposer sur l’identification de « quick wins » permettant de répondre rapidement aux difficultés rencontrées sur le terrain pour faire décoller les usages des solutions numériques, tout en anticipant des transformations plus profondes devant être mises en œuvre.

Cela étant, le numérique en santé ne constituera un « game changer » pour le secteur que s’il accompagne une réelle transformation des parcours et des pratiques. Des transformations organisationnelles et de nouveaux modèles d’accompagnement doivent être envisagés en saisissant les opportunités offertes par les nombreuses innovations digitales émergeantes.

A propos de cet article