Back to the future with…

Dans un monde qui change à grande vitesse, les ruptures dans les modèles d’affaires se multiplient et il devient difficile d’avoir une vision qui intègre tous les scénarios. Back to the Future with… met en lumière l’expertise des équipes d’EY, chacune dans leur domaine.

  • IA générative, embarquement immédiat

    L’intelligence artificielle générative est avant tout un sujet culturel.

    Que vous évoque l’IA générative ?

    Une évolution technologique. Un phénomène incontournable qui inonde les réseaux sociaux et s’immisce dans notre quotidien. Des investissements pour les entreprises, aussi. Au-delà de l’aspect financier, si le levier humain n’y est pas bien géré, il va venir – un jour ou l’autre – bloquer la machine. S’appuyer sur la motivation des « early-adopters » qui, les premiers, ont expérimenté l’IA dans leurs usages privés ou professionnels est nécessaire. Mais l’enjeu, c’est de dépasser ces usages individuels pour se forger progressivement une capacité d’adaptation collective. 

    Dans les cinq ans à venir, quel rôle va jouer l’IA ? On ne peut pas prédire l’avenir et ce serait s’enfermer dans des schémas figés. Beaucoup de choses vont encore bouger en termes d’usages, de technologies et de réglementations. Le point clé – j’insiste –, c’est la capacité à s’adapter. Certains collaborateurs sont enthousiastes à l’idée d’utiliser l’IA générative, d’autres s’en inquiètent… Les perceptions sont contrastées. Les relations peuvent s’en trouver affectées et venir altérer un collectif plus vite qu’on ne l’imagine. 

    La première étape, au sein d’une entreprise, c’est donc d’écouter les questionnements et les craintes potentiels pour pouvoir les prendre en compte. Il faut réussir collectivement, s’enrichir de regards diversifiés. S’emparer du sujet. Se préparer, dès maintenant, pour être à la hauteur d’un phénomène comparable à une révolution industrielle. On parle principalement des aspects techniques de l’IA. Mais l’intelligence artificielle générative, c’est avant tout un sujet culturel !

    Quelles sont les priorités pour s’adapter à cette révolution ?

    Rester attentif aux tendances et pratiques qui émergent – les signaux faibles – et confronter les points de vue lors de sessions de travail collectives. Renouveler régulièrement ces séances permet de se créer des repères, de poser des priorités stratégiques. Il s’agit, aussi, d’engager les collaborateurs dans la transformation. Au travers d’une pédagogie active : des mises en situation, jeux, retours d’expériences, exercices… pour enrichir les compétences dès maintenant.

    Dans quel but ?

    Développer les capacités à utiliser la technologie à bon escient et en faire un avantage compétitif – vis-à-vis du marché ou pour attirer des talents. D’autant que les risques en termes d’usage et de sécurité vont augmenter à mesure que l’IA générative va se déployer. Ceux qui auront acquis des réflexes en matière de protection des données et de pratiques éthiques auront un temps d’avance. Or il faut avoir été confronté aux risques pour savoir les repérer et les éviter. Il importe donc de prévoir des expérimentations pour permettre à chacun de s’approprier l’utilisation de l’IA… et aussi ses limites. D’aller au-delà de la théorie. Pour une organisation, développer l’esprit critique et les soft skills de ses équipes en la matière est incontournable.

    L’IA générative est-elle à la portée de tous ?

    Oui, à condition d’être curieux, d’accepter de commettre des erreurs, d’y consacrer le temps nécessaire pour se former. Chacun d’entre nous doit être un acteur de son apprentissage. Cela demande des efforts mais le jeu en vaut la chandelle. « L’IA va-t-elle me remplacer ? » n’est peut-être pas le plus grand risque. En revanche, « quelqu’un maîtrisant mieux l’IA que moi peut-il prendre ma place demain ? », telle est la question. Du côté des entreprises, la problématique est celle-ci : « comment réussir à faire de l’IA générative un sujet collectif ? ». C’est la condition pour être à même de créer de la disruption – proposer des solutions beaucoup plus vite que ses concurrents – sur son marché aujourd’hui. Car si l’IA donne la possibilité d’augmenter sa productivité en automatisant les tâches chronophages, elle permet aussi de saisir de nouvelles opportunités dans son secteur d’activité.

  • Futur de l’IA : savoir distinguer le réel du virtuel ?

    2023 a été riche en événements dans le domaine de l’intelligence artificielle. Quel événement retenez-vous cette année ?

    S’il n’y avait qu’un seul événement à retenir, ce serait le lancement de Chat GPT par OpenAI, bien sûr ! Cette solution d’IA générative basée sur un modèle LLM a révolutionné la façon dont nous abordons l’intelligence artificielle en démocratisant ses usages au plus grand nombre grâce à sa simplicité d’utilisation. Pour les entreprises c’est une révolution technologique offrant un vaste champ des possibles, gage d’importants gains de productivité, notamment en automatisant des tâches répétitives, en repoussant les limites de la créativité ou tout simplement en offrant aux clients une expérience digitale toujours plus intelligente et immersive. Dès le mois de janvier, la plateforme comptait déjà plus de 100 millions de comptes. Un record quand on sait que Netflix, Twitter et Facebook ont respectivement mis 3 ans et demi, 2 ans et 10 mois avant d’atteindre un million d’utilisateurs.

    2023, c’est aussi l’essor de nombreux autres outils d’IA. générative de création d’images et de vidéos comme Midjourney, Dall-E ou Runway qui ouvrent des champs d’application immenses, assurant de révolutionner les secteurs où l’image est au cœur du modèle, comme le luxe ou le septième art.

    Les GAFAM ne sont d’ailleurs pas en reste et se sont également lancés dans cette course à l’innovation, Google avec Bard et Gemini, Microsoft à travers Bing et Copilot, Facebook et son langage LLaMA. Il est clair que chacun de ces acteurs cherchera la meilleure formule pour se tailler la part du lion sur ce marché naissant.  

    Quel impact ces technologies auront-elles d’ici trois à cinq ans ?

    La peur est réelle de voir des métiers disparaître et l’IA se substituer aux êtres humains. Ces technologies étant par nature des outils d’optimisation, la tentation pourrait être grande d’aller dans cette direction. Pourtant, on le constate déjà, tout est dans l’attitude adoptée à l’égard de cette technologie : est-elle un prétexte pour se reposer sur ses acquis ? Ou est-elle employée pour augmenter la qualité des produits/services ? Il existe un important effort de formation à réaliser dans les trois à cinq ans pour prendre le bon virage, car au-delà de la technologie, c’est l’usage qui en est fait et son adoption qui seront déterminants. En fonction des décisions prises, les trajectoires des entreprises pourraient être très différentes.

    La gouvernance de ce type de solution est et restera aussi un enjeu stratégique. Pour pleinement en tirer parti sans tomber dans l’excès, les organisations devront parfaitement contrôler la qualité et le périmètre des données nourrissant ces modèles d’IA générative, avoir une vision transparente sur l’algorithmie sous-jacente, et mettre en place des mécanismes de contrôles pour éviter notamment les biais éthiques dans les résultats. 

    Autre sujet qui préoccupera les entreprises dans les prochaines années, la sécurité. Grâce à des algorithmes de création de textes et d’images, il devient en effet virtuellement possible de créer tout ce que l’on souhaite et surtout de diffuser ces contenus avec une grande facilité. Le risque de fraude, qu’il s’agisse de deepfake ou de spoofing (usurpation de la voix) est réel. Aujourd’hui déjà, certaines fakenews mettent plusieurs jours à être détectées.

    Distinguer le réel du virtuel deviendra donc de plus en plus difficile. Le salut pourrait venir de la création de labels. Un peu à la manière des pares-feux installés sur les ordinateurs, ces labels pourraient détecter les fausses informations ou éléments générés par l’IA générative pour les bloquer ou a minima clairement les identifier afin de protéger les utilisateurs. Un nouveau champ d’activité encore à ses balbutiements.

    Une réflexion sur le partage de la valeur devra être engagée pour restaurer une forme d’équilibre. Tout comme celle sur la limite physique de notre planète pour intégrer cette croissance exponentielle.

    Quelle place la France occupe-t-elle dans cette vision ? Quel rôle peut-elle jouer dans ce monde en recomposition ?

    Bien que largement distancée par les grands acteurs américains et chinois, la France devra travailler à devenir un outsider sur le marché. Il serait dangereux d’un point de vue économique et stratégique d’entrer dans une dépendance technologique complète des outils ou modèles américains et chinois. 

    De plus, n’oublions pas que ces assets GenAI se nourrissent des données qu’on leur donne et apprennent des requêtes (prompts) que nous leur faisons. Quid de la maîtrise de ces données quand elles sont associées à des modèles propriétaires souvent opaques ? Il sera donc critique de disposer de nos propres alternatives pour conserver notre indépendance et notre souveraineté. 

    En la matière, Il y a de bonnes raisons d’y croire ! La France dispose d’un grand vivier de talents technologiques et la mise en place récente (et certes dans la douleur) de la réglementation AI Act au niveau européen est un premier pas pour favoriser le développement d’une IA française inventive et originale. J’ai la conviction que notre chance sera de penser l’IA différemment, sans doute à travers un prisme plus éthique et durable permettant à ces utilisateurs d’en comprendre facilement les tenants et les aboutissants, tout en étant transparent sur son impact sur la planète.

    Enfin il est crucial pour nos entreprises de ne pas rater cette nouvelle vague. L’enjeu est donc aujourd’hui pour elles d’investir intelligemment dans ces technologies de pointe. Comment ? En évitant de faire de l’IA pour de l’IA parce que c’est à la mode et en faisant des expérimentations ciblées sur des cas métiers précis, le tout complété d’un suivi régulier de la valeur générée par ces différents cas d’application.

    À plus long terme, dans les quinze à vingt ans, quel monde voyez-vous émerger ?

    Dans quinze à vingt ans, il pourrait se produire une forme de retour à l’authenticité. Certains excès se seront probablement manifestés et l’expérience qui en aura résulté donnera au contact humain une place particulière, un marqueur d’offres premium, peut-être de luxe.

    A plus long terme, la combinaison de l’IA générative et du télétravail sera une source de transformation potentiellement explosive. Certains métiers s’accommodant mal du télétravail et de la liberté nouvelle offerte par l’IA, ils pourraient voir leur attractivité se détériorer et les conditions d’exercice devenir encore plus difficiles qu’elles ne sont aujourd’hui. L’agriculture, les métiers de bouche, la santé ou encore le BTP sont dans ce cas.

    Une réflexion sur le partage de la valeur devra donc être engagée pour restaurer une forme d’équilibre. Tout comme celle sur la limite physique de notre planète pour intégrer cette croissance exponentielle.

  • Futur de la santé : vers un modèle qui intègre la perception des patients

    En 2023, la crise épidémique semble enfin derrière nous, mais qu’en est-il de celle du système de santé ? Quel bilan feriez-vous de l’année écoulée ? Y a-t-il un fait marquant que vous retenez en particulier ?

    Je retiendrai un des messages du président de la République lors de ses vœux aux soignants au début de l’année 2023. Il a exprimé son souhait de sortir progressivement de la tarification à l’activité, qui régit le système de financement de l’hôpital depuis 2004, et qui a montré ses limites, en particulier dans le suivi des maladies de longue durée ou la pédiatrie, au profit d’un nouveau modèle de financement visant des objectifs plus larges en matière de santé publique. Cette évolution annoncée du financement de la santé est marquante à bien des égards. Elle rompt avec la politique menée depuis plusieurs décennies et permet d’envisager une réforme du système de santé qui laisse une place plus grande à la qualité du parcours de soin, en lieu et place d’une vision centrée sur l’acte médical seul, qui reste la pierre angulaire du financement aujourd’hui. 

    En mettant l’accent sur la santé publique, elle impliquera aussi de prendre en compte des critères plus qualitatifs pour l’attribution des financements, dans une logique de missions réalisées et de résultats obtenus. Une logique qui requiert une plus grande coopération entre les acteurs : la médecine de ville et l’hôpital, le privé et le public, les praticiens libéraux…

    Mais on n’en est pas encore là et le bilan de l’année 2023 est « rude ». Les CHU sont confrontés aux difficultés financières les plus graves depuis leur création en 1958. Le déficit cumulé des trente-deux centres hospitaliers universitaires (CHU) français a atteint 1,2 milliard d’euros en 2023, soit trois fois plus qu’en 2022. La recapitalisation apportée par le Ségur de la Santé, et qui a permis aux établissements de se désendetter, ne pèsera pas lourd au regard des montants des déficits actuels et à venir. Enfin, il est difficile d’engager des réformes structurelles de notre système de santé alors que cinq ministres de la santé se sont succédés en moins de deux ans !

    Comment voyez-vous cette vision évoluer dans les trois à cinq ans à venir ?

    D’une logique du « tout hôpital », nous pourrions évoluer vers une médecine à quatre niveaux : la médecine de ville, les établissements de santé de première intention pour les petites chirurgies, les hôpitaux spécialisés par pathologies et le retour à domicile avec les soins de réadaptation ou l’hospitalisation à domicile. Le principal défi des trois à cinq prochaines années sera de rendre effective la collaboration de tous les acteurs du soin et des différents niveaux de prise en charge. Un des impératifs pour relever ce défi est la montée en puissance du parcours de soin numérique (avec Mon Espace Santé et toutes ses implications dans l’écosystème santé), sans lequel il serait difficile d’appréhender la santé des patients dans sa globalité, et de suivre leur parcours de soin afin de financer équitablement la coordination et la responsabilité territoriale des acteurs de santé.

    De façon générale (et sans surprise), le nerf de la guerre pour faire évoluer un système (au-delà bien sûr de la disponibilité et la compétence du personnel soignant), c’est le financement. Il faut que les règles d’attribution des partagée dans un choix de société. Si les annonces sont suivies d’engagements volontaristes dans la mise en œuvre, alors la réforme du système de soin sera tangible. 

    Je pense également que, dans les trois à cinq ans, un effort particulier sera porté sur la prévention, qui constitue un vecteur de progrès pour beaucoup de maladies difficiles à soigner à un stade avancé (à la fois en termes de santé publique et de dépenses de soin). Pour cela, l’émergence de nouvelles technologies et l’innovation médicale seront déterminantes, qu’il s’agisse des technologies ARN, des nanorobots ou des tests de médicaments accélérés grâce à la modélisation des sites actifs. Bien sûr, la qualité et l’étendue de l’innovation sont également dépendantes de son financement, ce qui nous ramène à notre nerf de la guerre, mais les économies potentielles générées dans le système de soin peuvent être considérables. 

    La santé a une valeur sociétale. C’est un marqueur de développement et de qualité de vie qui, non seulement a des vertus fédératrices au sein d’une société, mais est aussi un facteur d’attractivité pour les talents et capitaux qui viennent du reste du monde.

    Et dans quinze ans ? Peut-on s’attendre à un hôpital transformé ?

    Dans quinze ans, le modèle pourrait être entièrement centré sur la qualité des soins, impliquant non seulement l’ensemble du parcours qui doit mener le patient à la guérison, mais aussi des critères qualitatifs incluant la perception du patient lui-même. Un modèle qu’on appelle « value-based healthcare » et dont les pays du Nord de l’Europe sont précurseurs. Dans ce modèle, les données de santé sont essentielles pour assurer le suivi des patients à long-terme, parfois plus de dix ans après la maladie, et aussi en seconde intention, pour réaliser des études cliniques et faire avancer la recherche.

    Une approche qui nécessite d’avoir réalisé en amont les investissements sur la partie numérique, mais aussi d’avoir considérablement simplifié les processus administratifs. Que reste-t-il à faire pour que la France se saisisse de cette vision ? Quel impact sur son rayonnement à l’étranger ? La santé a une valeur sociétale. C’est un marqueur de développement et de qualité de vie qui, non seulement a des vertus fédératrices au sein d’une société, mais est aussi un facteur d’attractivité pour les talents et capitaux qui viennent du reste du monde.

    La France a un positionnement historique en la matière. Elle a toutes les cartes en main pour faire évoluer son système de santé vers des soins plus intégrés, au juste prix, en accord avec les principes fondateurs qui ont guidé son développement. 

    Il ne faut oublier non plus les enjeux industriels. De même que la crise COVID a suscité des initiatives de rapatriement d’une partie des chaînes d’approvisionnement sur le territoire national, l’évolution du système de santé vers une plus grande coordination des acteurs de soin, grâce notamment au développement des outils numériques et à la mise en place de nouveaux modes de financement, et une priorité accrue donnée à la prévention, sont des stimulants puissants de la créativité des chercheurs et de l’entreprenariat. Un écosystème très dynamique de start-ups s’est développé ces dernières années pour accompagner les évolutions engagées. C’est une vitrine qui contribue déjà au rayonnement de la France et sur laquelle elle pourra capitaliser dans les prochaines années.

  • Futur du travail : le télétravail et l’IA auront-ils raison du salariat ?

    Avant de parler du futur, évoquons le présent : quel est votre sentiment sur la période actuelle ?

    Après la parenthèse du Covid qui a fortement éprouvé notre société et aussi, paradoxalement, laissé revivre la nature pendant deux ans, nous vivons dans un climat d’insouciance perdue. L’augmentation des tensions internationales, le conflit en Ukraine et le malaise qui frappe notre société, récemment visible dans la colère du monde agricole, laisse présager un monde plus instable que par le passé. Signe du temps, les réseaux sociaux se teintent d’agressivité, sans parvenir à séparer le ton de la toxicité, le désir de transparence du désir de contrôler et laissent planer un voile sur la liberté d’expression.

    Le défi des entreprises est de continuer à impulser une énergie positive, à veiller à ce que les individus aux personnalités et cultures différentes travaillent ensemble avec les mêmes valeurs de bienveillance et d’esprit d’équipe qui définissent le projet de l’entreprise, quels que soient les conflits géopolitiques ou confessionnels. C’est un devoir de vigilance et un vrai défi dans un monde conquis par le télétravail.

    Quelle évolution voyez-vous d’ici trois à cinq ans ?

    Nos sociétés choisiront-elles une préférence nationale ? Ou privilégieront-elles le libéralisme ?  La question reste en suspens. En attendant, le monde continue de s’internationaliser. Pour les entreprises globales opérant dans des marchés soumis à des règles nationales, la question de l’équilibre entre proximité et international se posera avec plus d’acuité.

    L’IA ouvre également de nouvelles voies. Alors que dans les années 90, les auditeurs travaillaient au changement des standards comptables GAAP¹ aux IFRS, les années 2000 ont vu l’harmonisation des systèmes d’information. La digitalisation s’est ensuite imposée dans un mouvement irrésistible. Avec sa gestion active des données, l’IA est la prochaine étape. Va-t-elle faire évoluer le métier de conseil ? Assurément. Se substituera-t-elle aux conseillers eux-mêmes ? Rien n’est moins sûr. Obtenir une réponse instantanée éblouit, et fait entrevoir des possibilités inexplorées. Mais obtenir une réponse instantanée à une question mal posée n’est satisfaisant qu’un temps. 

    Dans les quinze prochaines années, le rendez- vous de la France est l’industrie. L’Hexagone a besoin d’un nouveau plan Marshall qui s’étende au cours de la prochaine décennie, horizon de temps nécessaire au succès de projets à forte intensité capitalistique et créateurs d’emplois dans les territoires.

    Et dans quinze, vingt ans ? Comment ces tendances évolueront-elles ?

    Nous allons vivre un changement de génération. Une génération pour laquelle le télétravail sera évident et qui trouvera dans l’IA une nouvelle façon d’exercer son métier, soit davantage de temps libre sans doute ?  Ce temps libre qui séduit les jeunes générations un peu à la manière de l’otium romain², pourrait acquérir au milieu du siècle une plus grande légitimité sociale.

    Dès lors, quid de la place de l’individu dans le travail ? Du lien employé/employeur ? Évoluera-t-on vers un modèle où une myriade d’auto-entrepreneurs se mettront au service de plusieurs entreprises à la fois ? Faudra-t-il davantage investir dans la culture de l’entreprise pour qu’elle soit un signe de ralliement et d’unité ? Quel que soit l’équilibre retenu, le balancier ira probablement vers plus d’individualisation, car cette tendance initiée depuis la Renaissance ne s’arrêtera sans doute pas en si bon chemin.

    La France a-t-elle une place particulière dans cette vision ?

    La France doit jouer ses atouts historiques, industriels, énergétiques, alors que la Chine voit sa croissance ralentir et doit faire face à un problème de transition environnementale. 

    Dans les quinze prochaines années, le rendez-vous de la France est l’industrie. L’Hexagone a besoin d’un nouveau plan Marshall qui s’étende au cours de la prochaine décennie, horizon de temps nécessaire au succès de projets à forte intensité capitalistique et créateurs d’emplois dans les territoires.

    Pour les entreprises françaises, l’adaptation à l’évolution structurelle de la société a déjà commencé. La France est bien placée et son attractivité excellente en Europe. Dans un monde plus instable, elle a donc toutes les ressources pour trouver de nouveaux relais de croissance et utiliser sa place de leader en Europe pour continuer à rayonner au-delà de ses frontières.

    • Notes

      1. GAAP : Generally Accepted Accounting Principles/IFRS: International Financial Reporting Standards

      2. Recherche d’une liberté intérieure ignorante du souci des affaires pour se consacrer à des activités intellectuelles, créatives ou sportives (par opposition à la vie publique).

  • Futur de l’énergie : il faut investir massivement dans nos réseaux

    En 2023, la crise énergétique que le conflit en Ukraine avait provoquée, s’est apaisée. Pour quelles raisons ?

    Tout simplement parce que les problèmes qui ont causé cette crise ont presque tous trouvé des solutions, au moins à court terme. Prenons le cas de la France. Les difficultés d’approvisionnements en gaz ? Elle a su réduire sa dépendance au gaz russe en préemptant des achats de GNL (Gaz Naturel Liquéfié) auprès d’autres pays producteurs comme le Qatar ou les Etats-Unis. Les tensions inflationnistes alimentées par la forte reprise post-Covid ? La remontée des taux d’intérêts de la BCE et l’essoufflement de la croissance ont favorisé le rééquilibrage de l’offre et de la demande, notamment dans le secteur de l’énergie. Les difficultés du parc nucléaire français liées aux phénomènes de corrosion sous contraintes qui ont frappé un certain nombre de nos centrales en 2023 ? EDF est parvenu à les résoudre, comme elle a su rattraper les retards en matière de maintenance pris lors de la pandémie entre 2020 et 2021.  

    Comment voyez-vous la situation évoluer dans les 3 à 5 ans à venir ?

    Avant de répondre, il faut afficher une certaine prudence. En clair, la vérité d'aujourd'hui n'est pas celle de demain. Plusieurs exemples : nos centrales nucléaires nécessiteront encore des visites décennales à l’avenir et il est possible (et en fait souhaitable) que la consommation d’électricité en France augmente de façon significative pour nous passer d’énergies fossiles (voitures électriques, pompes à chaleur, électrification industrielle…). Nous ne sommes donc pas à l’abri de futures nouvelles tensions sur le marché de l’électricité.

    Après, que ce soit pour la France ou pour les autres pays, il reste à concilier la prédiction simplement comptable en matière de production et de consommation, avec la prospective qui, elle, tient compte des immenses enjeux que recouvrent la transition énergétique. Je m’explique : on sait ce qu’il faut faire mais il y a encore de nombreux points d’interrogation : aura-t-on les financements pour accélérer les rénovations énergétiques ? Disposera-t-on des talents nécessaires pour accélérer cette transition (artisans, soudeurs, techniciens…) ? Relancer le nucléaire, moderniser les réseaux de distribution, former la main-d’œuvre prend du temps et nécessite des moyens énormes.  

    Dans ce contexte, l’Europe est-elle la solution ?     

    Son rôle est essentiel pour inventer des cadres communs capables de faire décoller la finance verte en attirant plus d’investisseurs, pour créer un véritable marché européen des capitaux. L’Europe doit aussi être là pour orienter les investissements vers ceux qui nous feront gagner la lutte contre le réchauffement climatique (certains parlent d’un taux d’intérêt « Vert » le plus bas possible).

    En revanche, je ne crois pas à une Europe industrielle de l’énergie. Les besoins, les ressources, les intérêts ne sont pas assez convergents. Il n’y a pas de bonne solution commune dans ce domaine. Sur le nucléaire par exemple, je ne vois pas la France et l’Allemagne réconcilier leurs points de vue.

    Enfin, il ne faut pas oublier un point très important : contrairement aux capitaux ou aux taxes, l’énergie n’est pas immatérielle. Il y a derrière des électrons ou des molécules à produire et à transporter : autant de contraintes physiques qui ne disparaîtront pas de sitôt.

    Et à plus long terme ? La France peut-elle raisonnablement envisager de maîtriser ses approvisionnements en énergie, à des coûts supportables pour les ménages et les entreprises ? En d’autres termes, la transition vers une énergie décarbonée est-elle envisageable ou un vœu pieux ?

    J’y crois, à condition que l’on réussisse à actionner les leviers nécessaires.

    C’est-à-dire ?

    D’abord il faut avoir une vision holistique et se concentrer sur les priorités : où sont les plus gros gisements de consommation d’énergie carbonée et comment les remplacer ? Ensuite, il faut tendre vers les solutions les plus efficaces d’un point de vue technico-économiques : fermer une centrale nucléaire par exemple, n’a pas beaucoup de sens. Faire de la hype autour de la voiture à hydrogène, probablement pas non plus.

    Et enfin, il faut s’organiser pour trouver les solutions à grande échelle : flécher les financements vers des solutions décarbonées, former la main-d’œuvre ad-hoc pour que les logements, les bureaux, les usines soient plus économes, plus efficaces sur le plan énergétique, ouvrir des universités des métiers de la transition énergétique, notamment celui de soudeur.

    Vous parliez de meilleures solutions technico-économiques, quelles sont-elles ?

    Elle dépendent beaucoup de l’histoire et du contexte de chaque pays européen.

    Mais en France par exemple, qui a une longue tradition d’énergie nucléaire, ainsi que des champions du domaine sur son territoire (EDF, Framatome, Orano, CEA, …), il faut évidemment prolonger la durée de vie des centrales existantes et même intensifier les efforts dans le nouveau nucléaire d’ici 2040-2060, lorsque les centrales actuelles deviendront obsolètes. Sachant que la consommation d’électricité risque d’augmenter, c’est de beaucoup plus que 6 nouveaux réacteurs dont nous aurons besoin. La volonté du gouvernement d’augmenter le nombre d’EPR [evolutionnary power reactor] et de développer des SMR [small modular reactor] est de ce point de vue une excellente nouvelle. Mais il faut revoir nos ambitions à la hausse et surtout, que les promesses se concrétisent. Sinon, il faudra reporter la fin des énergies carbonées.    

    Il faudra bien sûr également investir dans les renouvelables et dans les réseaux. Les deux sont parfaitement indissociables. Ne perdons en effet pas de vue que si la production d’énergie renouvelable est certes moins coûteuse en investissement que celle de combustibles fossiles peu onéreuse, elle est aussi intermittente, ce qui pose au-delà d’un certain seuil, des problèmes pour les réseaux électriques, qui n’ont pas été conçus pour cela. Il faut donc investir massivement dans nos réseaux pour optimiser la production et la distribution d’électricité, en améliorant le stockage et en réduisant les pertes en ligne lors des échanges longue distance.

    La fusion nucléaire, tu y crois ?

    Tout à fait. Mais il reste à savoir quand nous serons capables de maitriser cette technologie. Dans dix ans ? Dans trente ans ? Dans un siècle ? Personne ne le sait mais on sait que ce n’est pas pour demain. Ceci étant dit, comme l’aéronautique et le spatial dans les années 50-60, le secteur bancaire dans les années 90, Internet et les télécoms dans les années 2000, la fusion nucléaire est désormais le secteur qui attire les talents les plus prometteurs. Beaucoup d’investisseurs aujourd’hui font le pari de la fusion, notamment dans la Silicon Valley, où on retrouver dans le secteur de la fusion, les talents précédemment actifs chez Tesla ou Space X. On peut donc espérer que ses efforts paieront plus vite que prévu.